CHAPITRE IV

Deux heures après le moment où tout espoir de prendre contact ce jour-là avec le Bellérophon avait été perdu, le président Mali Prone gravissait les marches du palais présidentiel, à Genève. Une fusée transcontinentale l’avait ramené dans la capitale de la Confédération.

Il sauta dans un ascenseur et gagna son bureau, situé tout au sommet du vaste édifice.

— Laissez-moi, je vous prie, dit-il à ceux de ses collaborateurs qui l’avaient accompagné.

Quand il fut seul, il décrocha un téléphone.

— Demandez-moi d’urgence, dit-il, sur le visophone interstellaire, le vice-président de la République d’Aurora.

Il se dirigea ensuite vers l’immense baie vitrée qui occupait tout un pan du bureau. Depuis une heure déjà la nuit était tombée sur Genève. Mais le lac, bordé sur tout son pourtour de hauts et superbes immeubles, était brillamment illuminé. Des centaines de bateaux de plaisance s’y promenaient.

Mali Prone ne prit aucun plaisir à cet agréable spectacle. Il était plus soucieux que jamais. Il était très pessimiste quant au sort du Bellérophon. Il craignait, si le magnifique astronef ne se manifestait pas bientôt, que cela n’affectât le moral des foules et ne les fit douter de la toute puissance de leur civilisation. Mais son plus gros souci, d’un ordre plus général, trouvait sa cause dans la visite manquée de Lloyd Hicho. C’est pourquoi il venait d’appeler le vice-président d’Aurora, Loys Bobsen.

Depuis la découverte, cent ans plus tôt, des ondes sub-spatiales, on avait pu établir des communications ultra-rapides entre les vingt-deux planètes de la Confédération. Les ondes sub-spatiales qui malgré leur nom n’avaient rien de commun avec l’hyper-espace, se propageaient quasi instantanément.

Il fallait toutefois une dizaine de minutes pour établir les communications, car des relais nombreux étaient nécessaires.

Mali Prone se mit à marcher de long en large dans son vaste bureau, qu’ornaient des bas-reliefs symbolisant les vingt-deux planètes qui constituaient alors le domaine humain.

Une sonnerie grêle retentit. Il se dirigea vers un petit écran et tourna un bouton. Quelques secondes plus tard, une silhouette apparut, un peu floue d’abord mais prenant rapidement de la netteté. Prone avait devant lui un homme d’une quarantaine d’années, brun, avec un gros nez, une forte mâchoire et des yeux assez perçants.

Loys Bobsen eut un sourire qui montra ses dents blanches.

— Bonjour, Président, dit-il. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre appel ?

Mali Prone connaissait assez peu le vice-président d’Aurora, qui n’était pas venu sur la Terre depuis qu’il était en fonction…

— Vous avez l’air surpris que je vous appelle, mon cher Vice-Président. Vous ne connaissez donc pas la nouvelle ?

— Ah ! oui… Le Bellérophon. Perdu dans l’hyper-espace… Fâcheux… Très fâcheux… Mais il reviendra… Il reviendra quand il pourra…

Mali Prone se passa la main dans les cheveux, un peu étonné de ce ton désinvolte.

— Vous avez l’air d’oublier, dit-il assez sèchement, que le président Hicho était à bord.

— Ah ! oui… Le président Hicho… C’est fâcheux… Très fâcheux pour nous… Et pour lui… Mais il reviendra, lui aussi… En attendant, j’assume ses fonctions.

— C’est précisément à ce titre que je me suis permis de vous visophoner. Mon vieil ami Hicho venait me voir pour me parler, m’a-t-il dit avant son départ, d’une affaire importante, qui lui donnait du souci. Il n’a pas voulu entrer dans le détail sur les ondes. Et maintenant je suis très inquiet. Pouvez-vous me dire à mots couverts quelle était la raison de son voyage, ou tout au moins si elle était réellement grave ?

Loys Bobsen eut un large sourire.

— Président, je présume qu’il voulait déposer à vos pieds ses hommages… Sans doute à l’occasion du triomphe du Bellérophon.

Mali Prone eut un haut-le-corps.

— Voyons, Bobsen ! Vous êtes sans doute un humoriste. Mais je ne vous ai pas appelé pour plaisanter. Hicho m’a parlé de quelque chose qui n’allait pas sur Aurora. Je suppose que vous êtes au courant.

— Quelque chose qui ne va pas ? Ah ! oui… Je vois… Les fleurs du bilbir sont plus courtes cette année qu’à l’ordinaire… Et les couturiers n’arrivent pas à convaincre les femmes de notre planète qu’elles doivent porter des maillots roses…

Le Président de la Confédération faillit tomber à la renverse et fut un instant sans rien dire.

Sur l’écran, Loys Bobsen continuait à sourire. Il y avait dans son œil un reflet dont on n’aurait su dire s’il était narquois ou bizarre. Il semblait attendre que Mali Prone reprît la conversation. Celui-ci dut faire effort pour dire :

— Oui, je vois… Je vois… Je vous remercie, Vice-Président. Au revoir.

Il tourna le bouton. L’image disparut. Il sortit son mouchoir de sa poche et s’épongea le front. Il murmura :

— C’est effrayant… Qu’allons-nous devenir ?

Il se dirigea vers une glace qui ornait le fond de la pièce, et examina son visage. Il avait les traits tirés, les joues pâles, l’œil un peu terne. Depuis une quinzaine de jours, il dormait mal.

— Qu’allons-nous devenir si ça continue ? répéta-t-il à haute voix.

Il décrocha le téléphone et appela sa secrétaire.

— Voulez-vous prier Henry Helon de venir me voir dès que possible.

— Est-il à Los Angeles ou à Paris ? demanda la secrétaire.

— Il est à Genève. Je l’ai ramené ici dans ma fusée. Vous le trouverez au Centre des Coordinateurs Confédéraux.

 

*

* *

 

Il était plus de minuit lorsque Henry Helon quitta le palais présidentiel. Le jeune homme était soucieux, très soucieux. Il l’était à cause de son frère, qu’il adorait. Il l’était à cause de Mary, dont le chagrin, quand il l’avait quittée, faisait peine à voir. Il l’était à cause de Whit Hornet et de Jenny Hornet, pour qui il avait la plus vive amitié. Et il l’était surtout, maintenant, à cause de ce que lui avait révélé le Président Mali Prone et à cause de la mission que celui-ci lui avait confiée et qu’il avait acceptée.

Ce qu’il ignorait, c’est que les révélations que Prone lui avait faites étaient à peu de chose près les mêmes que celles que le Président Hicho avait faites à son frère Richard trois mois plus tôt. Sur la Terre – et bien peu de gens le savaient – il se passait exactement la même chose que sur Aurora : les cas de folie devenaient nombreux.

Henry Helon appela un hélicab et se fit conduire au Centre, où il logeait quand il était à Genève.

Le Centre des Coordinateurs Confédéraux – et l’école qui lui était jointe – avaient été fondés en même temps que la Confédération interplanétaire. Au cours des derniers siècles, un assez grand nombre de ses membres étaient devenus célèbres et avaient occupé de hauts postes gouvernementaux dans l’une ou l’autre des vingt-deux républiques. Le Président Mali Prone était un ancien équilibreur.

Ce corps d’hommes remarquables ne comptait qu’une centaine de membres qui passaient leur temps à enquêter de Bételgeuse à Orion et de Vénus à Mars, mais qui se réunissaient périodiquement pour confronter les renseignements qu’ils avaient recueillis et adresser des recommandations aux divers gouvernements.

On ne parlait d’eux qu’assez peu, et ils étaient volontiers considérés comme des privilégiés, mais la plupart d’entre eux accomplissaient par goût et par devoir une tâche parfois rude, et qui les absorbait beaucoup plus que le travail – très minime – de la majorité des citoyens.

Les frères Helon étaient depuis quatre ou cinq ans considérés comme les meilleurs équilibreurs du Centre. Et ils avaient déjà rendu d’énormes services à la Confédération.

Au physique, Henry ressemblait étonnamment à Richard. Il était un peu plus grand, mais il avait la même silhouette, le même fin visage, la même chevelure châtaine. Ils étaient également semblables au moral : même droiture, même force de caractère, même intelligence. Mais Henry, bien qu’aussi modeste que son frère, avait peut-être plus d’allant, plus d’audace.

L’hélicab se posa sur la terrasse du Centre, et le jeune homme gagna aussitôt son appartement.

Il tourna le bouton du visophone intérieur, et vit aussitôt apparaître le secrétaire de service – qui semblait un peu ensommeillé.

— Voulez-vous, je vous prie, lui dit-il, me communiquer la liste des membres du Centre qui sont ici en ce moment.

Le secrétaire alla décrocher au mur un petit panneau et le plaça devant son propre écran. Une quinzaine de noms y figuraient.

Henry Helon en nota cinq ou six.

— Merci, dit-il. Et il tourna le bouton.

Le président Prone lui avait dit – comme Hicho à son frère – qu’il pouvait s’assurer tous les concours qu’il jugerait désirables pour mener son enquête.

Il examina attentivement les noms qu’il avait notés. Puis il fit des croix devant trois d’entre eux. Il prit ensuite son téléphone :

— Allô ! Passez-moi Bret Miglos… C’est toi, Bret ? Je te réveille, mais il s’agit d’une chose très importante… Est-ce que je peux aller te voir ?… Bon, je viens.

Il quitta son appartement, descendit deux étages et frappa à une porte. Miglos ouvrit lui-même. C’était un homme de trente-cinq ans, râblé, brun et chauve. Ses yeux lumineux étaient pleins de chaleur et de cordialité. Il portait une magnifique robe de chambre en styplax, couleur feuille morte.

Helon n’avait pas hésité une seconde à lui demander son concours. C’était l’homme le plus intelligent et le plus sûr qu’il connût.

— Heureux de te voir, s’écria Miglos. Mais désolé par l’affaire du Bellérophon. J’ai appris que ton frère Richard était à bord. Cela m’a fait beaucoup de peine de le savoir en danger.

— Merci, Bret. Mais ne perdons pas de temps. Je sors de chez Mali Prone qui m’a chargé d’enquêter sur une affaire importante, et je viens te demander ton aide.

— Une affaire grave ?

— Très grave. La plus grave peut-être qu’il y ait eu depuis des siècles.

— Oh ?

— Si. Tu vas voir…

Henry fit part à son ami des faits que l’on connaît déjà : cas de folie chez des personnages importants, impuissance des médecins à déceler les causes de ce mal, hypothèse d’une machination mystérieuse.

— C’est incroyable ! dit Bret Miglos.

— Incroyable mais vrai. Le Président m’a confié que pas plus tard qu’avant-hier, dans son propre cabinet, le ministre confédéral des Communications a été frappé par le mal. Trois de nos collègues l’ont été aussi dans le courant de la semaine dernière : Bulbiss et Frongi, qui rentraient d’une enquête sur Flora, et Saintonge, qui se trouvait à Paris. Mais ce n’est pas tout, Hicho, le président d’Aurora, avait annoncé sa visite à Prone, en lui disant, sans plus de détail, qu’il voulait, l’entretenir d’une affaire très sérieuse. Eh bien, Hicho, ce qu’on ne sait pas encore, était à bord du Bellérophon. Prone est convaincu qu’il se passe sur Aurora la même chose que sur la Terre, et que c’est pour cela que son collègue désirait le voir. J’en suis convaincu moi aussi. Avant-hier, mon frère m’a appelé sur le visophone interstellaire. Il m’a annoncé son retour. Il m’a dit qu’il était chargé d’une mission très sérieuse, très importante, à laquelle il voulait m’associer. Il avait l’air très soucieux…

Miglos hochait la tête, tout en regardant souvent sa montre, comme s’il était pressé – une petite montre ovale, sertie de diamants, et qu’il portait à son poignet.

— J’en viens à me demander, reprit Henry, si l’affaire même du Bellérophon n’est pas liée en quelque manière à tout cela, et si un membre important de l’équipage n’a pas été saisi de folie au moment de la sortie de l’hyper-espace. À la réflexion, c’est la seule explication qui me paraît plausible…

— Effarant, dit Miglos.

— Et voici plus grave… Dès son retour de Los Angeles, Mali Prone, qui voulait savoir ce qui se passait sur Aurora, a appelé sur le visophone interstellaire le Vice-Président de cette planète. Eh bien, ce Vice-Président, qui s’appelle Loys Bobsen, lui a fait l’effet d’être fou ou de se moquer de lui, ce qui est aussi grave dans un cas que dans l’autre.

— Je n’en reviens pas, dit Miglos. Et quelle est la mission que t’a confiée Mali Prone ?

— Une mission aussi étendue que vague. Rechercher la cause de ce fléau. Il m’a demandé de me rendre immédiatement sur Aurora, afin de voir de quoi il en retourne là-bas, et de confier à deux ou trois d’entre nous le soin d’enquêter sur la Terre. Tu t’en chargeras. J’avais l’intention de demander également à Jack Brill et à Lol Phui de participer à ce travail. Mais le temps presse. Si je veux m’embarquer sur le Centaure, et régler auparavant deux ou trois petites affaires à Los Angeles, il faut que je file. Veux-tu voir de ma part nos deux amis, et les mettre au courant. Tu en sais maintenant autant que moi…

— Volontiers, dit Miglos.

Il regarda sa montre. Déjà Henry lui tendait la main. Il répéta :

— Volontiers, mon cher, volontiers… Mais attends un instant. Je veux te montrer quelque chose…

Il disparut dans une pièce voisine, et revint presque aussitôt. Il tenait ses mains derrière son dos. Henry Helon était intrigué. Bret Miglos avait un curieux regard, un regard tout à coup éteint. Mais sa bouche souriait.

Henry, pourtant, ne se méfiait pas. Ce qui se passa alors fut si rapide qu’il faillit être surpris. Miglos hurla presque :

— Ah ! tu veux aller faire une enquête sur Aurora ! Mais je te jure bien que tu n’iras pas !

En prononçant ces paroles, il se jeta sur son compagnon, il tenait dans sa main droite un long stylet qui devait lui servir de coupe-papier.

Ce fut un miracle si Henry ne reçut pas le coup en pleine poitrine. D’un mouvement instinctif, il avait levé le bras. La pointe de l’arme troua sa manche et lui laboura le coude.

L’autre revint à la charge. Mais Helon, cette fois, était prêt. Il avait saisi une chaise par le dossier et s’en servait comme d’un bouclier.

Pendant quelques minutes, ce fut une lutte dramatique. Miglos bondissait comme un furieux, en agitant son poignard. À deux ou trois reprises encore, il faillit atteindre son adversaire. Ses yeux, maintenant, luisaient d’un éclat étrange, d’un désir de meurtre. Ils renversèrent des meubles, démolirent un lampadaire.

Le forcené glissa et tomba. Henry Helon bondit sur lui et lui saisit le poignet. Ils haletaient tous deux, visage contre visage. Par bonheur le jeune homme était plus vigoureux que son adversaire. Miglos dut lâcher le poignard. Henry s’en saisit. Dans sa colère, il fut pendant un instant sur le point de s’en servir. Mais il le jeta à l’autre bout de la pièce. Puis il martela de coups de poings le visage de son collègue, avec une telle violence que celui-ci finit par perdre connaissance.

Le jeune équilibreur se releva alors, presque à bout de souffle. Il était horrifié. C’était la première fois depuis de longues années qu’un homme se livrait à un geste criminel.

Il regardait Miglos, étendu inconscient sur le tapis, et qui saignait abondamment du nez sur sa belle robe de chambre.

Helon se demandait : « Est-il subitement devenu fou lui aussi, ou est-il le complice de ceux qui ont déchaîné ce fléau ? »

Il préféra opter pour la première solution. Miglos était son ami. Il lui semblait incroyable que ce garçon puisse participer à une sombre machination. Il se pencha vers lui dans un mouvement de pitié, lui essuya le visage. Mais, par mesure de précaution, il lui ficela les mains et les pieds avec des serviettes qu’il alla chercher dans la salle de bains. Puis, comme il fallait mettre l’énergumène discrètement hors d’état de nuire dans les heures à venir, et qu’il ne savait comment s’y prendre, il décrocha le téléphone et appela le Président Mali Prone pour l’informer de ce qui venait de se passer.

 

*

* *

 

Luigi Thompson, le directeur du grand réseau de diffusion d’informations et de spectacles, fut la première personne que Henry Helon rencontra sur le terrain d’atterrissage des fusées transcontinentales, à Los Angeles. Ils se serrèrent cordialement la main.

Luigi Thompson semblait soucieux, ce qui ne lui ressemblait guère, car à l’ordinaire il se montrait d’une humeur enjouée, joyeuse, et il avait la réputation de toujours prendre la vie du bon côté.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Henry.

— Sale journée, dit-il. D’abord le Bellérophon qui n’arrive pas. Et puis ensuite, coup sur coup, deux incroyables histoires. Je rentre de Buenos-Aires, où on m’avait appelé d’urgence. J’y ai vu une chose inimaginable. Mon directeur local… Il a perdu la raison… Il est devenu subitement fou. Oui, fou, comme on disait autrefois. C’est incroyable. Il se prend pour un oiseau. Il veut voler… Il agite les bras… Il pousse des cris de pinson… Qu’est-ce que vous en dites, vous, l’équilibreur ?

— Et la seconde histoire ? demanda Henry avec calme.

— Exactement pareille à la première, sauf qu’il s’agit de mon directeur de la section des documentaires, ici, à Los Angeles, et qu’il déclare, lui, que la fin du monde est pour après-demain matin et qu’il faut faire pénitence. C’est effrayant…

— Qu’avez-vous fait ?

— Rien. Rien encore… J’hésite à lancer une pareille nouvelle sur mon circuit de diffusion. Ce serait pourtant une nouvelle sensationnelle… J’attends ce que vont dire les médecins qui examinent nos deux malades. Mais ça m’a l’air de les dépasser, et c’est bien ce qui m’inquiète… D’autant plus que ce ne sont pas, parait-il, les seuls cas. Un de mes adjoints, qui rentre de Centos, m’a fait savoir dans la journée qu’on lui avait signalé des fous sur cette planète. Je présume qu’il y en a d’autres ailleurs. Ne savez-vous rien vous-même à ce sujet ?

Henry Helon hésita un instant. Il connaissait Thompson depuis longtemps. Il le savait sûr et sérieux malgré ses dehors un peu frivoles. Thompson disposait d’un réseau d’information qui couvrait une douzaine de planètes sur les vingt-deux de la Confédération. Au lieu de répondre à sa question, il lui demanda :

— Avez-vous des agents sur Aurora ?

— Sur Aurora ? Bien sûr. C’est même un de mes services les mieux organisés. Quinze cents reporters. Mille cameramen. Cent organisateurs de spectacles. Des milliers de correspondants dans tous les coins. Pourquoi me demandez-vous cela ?

L’équilibreur ne répondit pas immédiatement. Il réfléchissait. Il avait dans l’oreille les paroles du Président Mali Prone : « Autrefois, à l’époque où il y avait encore des crimes, des délits, des bagarres, les gouvernements possédaient une police, des inspecteurs, des détectives. Toute cette organisation a disparu avec ce qui faisait sa raison d’être, et c’est un bienfait. Mais dans le cas qui me préoccupe, je me sens désarmé. Il faut que vous et ceux de vos collègues que vous choisirez, vous deveniez des sortes de détectives dont la mission est d’éclaircir un mystère dangereux pour la société… Je ne me dissimule pas que les moyens dont vous disposez sont dérisoirement insuffisants. Mais usez de toutes les méthodes qui vous sembleront raisonnables ».

Henry Helon se demandait s’il ne serait pas possible d’utiliser, avec prudence, le réseau dont disposait Thompson, et qui était composé d’hommes généralement intelligents et habitués à observer.

Il prit son compagnon par le bras.

— Écoutez, fit-il, je vais vous dire quelque chose, quelque chose de grave. Etes-vous homme à garder un secret ?

— Si c’est grave, bien sûr. Et même si ça ne l’est pas.

— Il faut d’abord que vous me promettiez de donner l’ordre à tous vos subordonnés de ne rien diffuser sur ce que vous avez vu ou appris aujourd’hui, et de maintenir la consigne si de nouveaux cas de folie viennent à être signalés à vos services.

— Je le fais d’autant plus volontiers que vous m’intriguez. Au surplus je n’ai pas envie d’effrayer les populations.

— C’est parfait… Allons jusqu’au bar où nous trouverons un coin tranquille pour causer.

Leur conversation dura près d’une heure.

Lorsqu’ils se séparèrent, il était convenu que Luigi Thompson regagnerait d’abord son bureau afin d’y donner quelques instructions à ses principaux collaborateurs, puis se rendrait à l’astroport, pour s’y embarquer, en compagnie de Henry Helon, sur le Centaure, à destination d’Aurora.

 

*

* *

 

Henry avait encore une course à faire, et c’était celle qui lui tenait le plus à cœur. Il sauta dans un hélicab et dit au chauffeur :

— Menez-moi le plus vite possible à la villa Danaé.

Le chauffeur n’eut pas besoin d’une adresse plus précise. La villa Danaé était connue, tout au moins de nom, non seulement dans tout Los Angeles, mais dans l’univers entier. C’était la belle demeure que possédait, au bord du Pacifique, l’amiral de l’Espace Whit Hornet. Il l’avait baptisée du nom de l’astronef avec lequel il avait fait son premier voyage d’exploration, qui brusquement l’avait rendu célèbre.

Le petit engin aérien bondit vers le ciel à une vitesse folle, puis survola l’énorme ville, qui comptait alors plus de vingt millions d’habitants. Il n’était même pas encore minuit à Los Angeles. Les rues étaient des fleuves étincelants. Les dômes, les tours, les clochers composaient dans l’espace une féerie de formes et de clartés mouvantes. Mais Henry était trop profondément plongé dans ses pensées pour s’intéresser à ce paysage.

La course ne prit que sept minutes. L’hélicab se posa au milieu d’un jardin fleuri, devant un porche à colonnes.

Le jeune homme gravit les marches et sonna. Une vieille femme au visage doux, la gouvernante, vint ouvrir.

— Mary est-elle couchée ?

— Ma foi non, la pauvre… Elle ne cesse pas de pleurer. Elle sera contente de vous voir.

Une minute plus tard, il pénétrait dans le salon où se tenait la jeune fille.

En le voyant elle se leva et s’écria :

— Oh ! Henry… Je suis heureuse que vous soyez venu. Je ne pouvais plus supporter mon chagrin… Avez-vous du nouveau ?… Le Bellérophon…

— Non, Mary… Et vous savez comme moi que nous ne pouvons pas espérer de nouvelles avant plusieurs jours.

— Oui, hélas… Je sais…

Elle avait les yeux rougis par les larmes, mais elle était touchante, charmante. Elle portait le même costume que le matin, ce qui indiquait qu’elle avait eu d’autres soucis en tête que de changer de toilette. Ils s’assirent sur un divan. Henry lui prit la main.

— Je suis venu, Mary, pour vous faire deux confidences. Je commencerai par la moins grave…

— Vous m’effrayez un peu.

— Il n’y a pas de quoi s’effrayer, Mary. Pas du moins de la première confidence… Et je ne vous ferai la seconde que si vous accueillez favorablement la première.

Elle ne dit rien. Elle pressentait sans doute ce qu’il allait lui dire. Elle se contenta de lui serrer doucement la main. Il hésita une seconde. Puis il se pencha vers elle.

— Je ne vois plus aucune raison d’attendre… D’autant plus que je suis très pressé… Il faut que vous sachiez, Mary, que je vous aime, que je vous aime tendrement, passionnément…

Elle resta un moment le souffle coupé. Mais un sourire éclaira son joli visage chiffonné par le chagrin.

— Moi aussi je vous aime, Henry. Depuis longtemps. Ne l’avez-vous pas deviné ?

— Si… Mais on doute toujours…, Ah ! Mary… Je serais le plus heureux des hommes s’il n’y avait pas ce doute affreux sur le sort du Bellérophon, et s’il n’y avait pas, aussi, ce que je vais vous dire maintenant, et qui est grave. Car il faut que je vous le confie, à vous qui allez être ma femme, à vous qui êtes la fille de Whit Hornet, l’homme que j’admire le plus au monde.

Elle le regardait, angoissée. Mais il la prit par la taille, et elle se blottit contre son épaule.

Il lui exposa alors, rapidement, tout ce que l’on sait déjà.

— C’est affreux, murmura-t-elle. Et qu’allez-vous faire ?

— Je pars dans une heure pour Aurora, avec Luigi. C’est sur cette planète que je vais commencer mon travail.

Elle pâlit.

— Dans une heure ? Vous allez me laisser ? Me laisser au moment où je me sentais réconfortée par votre présence, par votre amour.

— Il le faut, ma chérie. Tout cela est trop grave…

— Oui, il le faut… Mais je veux vous accompagner…

— Non, chérie… Il peut y avoir du danger… Ce qui m’est arrivé avec Bret Miglos en est la preuve…

— C’est précisément parce qu’il peut y avoir du danger que je veux être auprès de vous, mon amour… Je tremble déjà assez pour mon père, pour ma sœur, pour votre frère. S’il me faut encore trembler pour vous lorsque vous serez loin de moi, je ne pourrai plus vivre…

Il résista encore. Il ne voulait pas entraîner cette faible jeune fille dans une telle aventure. Mais elle le pria, le supplia, s’accrocha à ses épaules, lui cria qu’elle ne serait pas digne de son père si elle manquait de courage.

Il finit par céder – heureux, au fond, de l’emmener avec lui, et frappé par sa résolution.

Elle se hâta de préparer ses bagages.